Un jour comme tous les autres?

[Premier Post]

Kenrô venait souvent au temple ces temps-ci. Pourquoi ? La question était simple, il venait y brûler de l’encens pour Sae. Le moines le regardaient toujours avec une sévérité empreinte de pitié, ça en était débectant mais bon… Ils avaient complètement raison au fond.

Une silhouette en train de balayer se découpa alors dans la cour. C’était la fille aînée du prêtre, Tora-dôno. Une demoiselle au caractère bien trempé, ça c’était sûr.Il n’y avait qu’à voir la façon dont elle malmenait son pauvre balais…
Il semblait que tel était l’inéluctable évolution de la mentalité des femmes.

« Tora-dôno.. »

Un signe de tête en guise de salut. Kenrô n’avait pas envie de parler. Lui qui était si bavard et tellement vantard il n’y a pas si longtemps. Il est effrayant de voir combien sont monstrueuses les mesures à prendre pour faire changer un homme n’est-ce pas ?

Il n’était plus rien à présent. Un bon à rien, un incapable, un déchet presque avec ce corps mutilé. Oh, comme il espérait que quelqu’un subisse un sort semblable au sien, montrer qu’il n’était pas le seul à s’être brûlé les ailes. Ni le premier, ni le dernier…

Toute à ses pensées, Tora n'avait pas remarqué au premier abord l'homme qui venait de finir de monter les marches pour se rendre au temple. La voix de celui-ci la fit légèrement sursauter et elle releva la tête, les yeux légèrement écarquiller avant de s'incliner respectueusement -comme une miko se devait de le faire, fichue fonction!- afin de le saluer.

"Bonjour Kenrô-san! Vous venez brûler de l'encens aujourd'hui aussi?"

Certes, cette question était purement rhétorique... elle savait que l'exorciste n'était pas du genre à venir se rincer l'oeil -sans ironie aucune par rapport à l'expression- devant les mikos et encore moins devant les moines... La jeune fille fit un sourire sincère à l'homme en face d'elle et reprit ses coups de balais, de façon plus normale et moins enragée que précédemment; elle avait presque oublié les moines et l'humiliation subie...
Contrairement à ces derniers, la miko ne ressentait aucune pitié pour l'onmyouji. De la sympathie peut-être, mais de la pitié, certainement pas... après tout, on récolte ce que l'on sème n'est-ce pas? Et la plupart des gens ne comprenaient pas que les hommes comme lui se braquaient face à la pitié... ce qu'elle pouvait elle tout à fait comprendre, elle ferait pareil que lui à sa place.

Kenrô songea soudain que cette jeune fille lui était bien plus agréable que certaines personnes. Peut-être même que, si il faisiat un effort, il la jugerait sympathique. Mais l’homme ne voulait pas de personnes sympathiques, juste des gens ne jugeant pas, ne cherchant pas à comprendre…

« Vous savez que pour exorciser un balais, le faire souffrir à force de le frotter contre les pavés est une méthode inefficace ? »

Quoique, la gamine semblait s’être calmée finalement, niveau énergie de balayage. Il n’avait pas répondu à sa question sur l’encens. Tora en connaissait déjà la réponse. Le parfum de l’encens devait apaiser les esprits des morts, mais il fallait croire que cela marchait tout aussi bien sur sa propre conscience, bel et bien vivante mais complètement anesthésiée. Qu’y avait-il après la mort ? Plusieurs réponses étaient données, peut-être toutes fausses, peut-être toutes vraies. Il lui était déjà arrivé d’exorciser, ou de regarder un de ses aînés, exorciser un esprit. Les fantômes semblaient, eux-même, ne rien savoir de la mort. A moins qu’ils ne voulaient rien dire…

Les pensées volent et s'éparpillent au vent, mais tout en restant incompréhensible. Parfois, mieux valait se détendre et ne plus songer à rien, sous peine de sombrer dans la folie. Les grandes questions métaphysiques étaient à éviter le plus possible.

"Peut-être que je ne devrais plus venir..."

Tora cessa de balayer et examina le visage de Kenrô, semble t'il empreint de questions et de doutes. Et cette déclaration presque anodine inquiéta légèrement la jeune miko. Elle ne connaissait pas l'onmyouji assez bien pour le dire avec certitude mais ses paroles ressemblaient à l'aveu d'un prochain suicide... peut-être s'inquiétait-elle trop vite et pour rien?

"Kenrô-san, accepteriez-vous de prendre le thé une fois nos tâches respectives accomplies?"

Cet homme ferait mieux de se changer les idées de temps en temps... peut-être que parler autour d'un bon thé lui ferait du bien? Peut-être pas... de toutes façons, ce serait à lui de juger s'il souhaitait essayer de se changer les idées ou non, la jeune femme ne pouvait pas vraiment l'obliger à accepter sa proposition non plus... et peut-être n'avait-il vraiment pas envie de parler après tout? Surtout à une fille comme elle?

'J'ai bientôt fini ici, je vous attendrai à l'entrée du sanctuaire jusqu'à dix-huit heures..."

Comme ça, il aurait le temps de réfléchir après son cérémonial hebdomadaire si il acceptait de prendre le thé ou pas. Il était presque dix-sept heures.

Kenrô tourna la tête vers la jeune femme. Il fut étonné de sa demande. L’onmyouji doutait d’être une assez bonne compagnie pour le thé, surtout pour une femme. Il se savait être devenu de plus en plus ennuyant et maussade au fil des jours.

… Néanmoins, la perspective de boire un thé préparé comme il le fallait –lui-même avait beaucoup de mal à en faire- était des plus salivante. L’homme se permit donc de sourire à la jeune miko.

« Ce sera avec plaisir, si vous me promettez de me chasser dès que je deviendrais aussi barbant qu’un vieillard …»

Puis, le borgne la salua avant d’aller dans le temple, brûler son encens. 18h ? Bien, il tâcherait d’être à l’heure afin de ne pas la faire attendre. Qu’allait-il donc pouvoir lui dire à cette jeune demoiselle afin de meubler la conversation ?
Bah, il trouverait bien le moment venu…Pour le moment il voulait juste ne plus penser à rien. Rien du tout. Tout oublier. Oublier passé, présent, oublier un futur inexistant…

Se perdre dans la contemplation de la fumée des bâtons d’encens…

Lorsque Kenrô releva la tête, l’odeur de l’encens le frappa de plein fouet. L’espace d’un instant, il se demanda ce qu’il faisait là, à prier, à méditer. Le souvenir d’une femme… Elle avait été si belle, maintenant, elle était si morte…
Que pouvait-on y faire ? Maudire les dieux, le destin, soi-même ? C’était donc à cela que menait la passion amoureuse… L’onmyôji soupira et préféra se lever, plutôt que de rester ici à morigéner de tristes pensées. Ses genoux grincèrent en guise de mécontentement, c’est qu’il commençait presque à se faire vieux !
L’homme sourit à cette idée, tellement elle lui paraissait absurde, au fond… quoi qu’il en sit, il était temps pour lui de sortir.
L’air du dehors sembla comme le réveiller, Kenrô se souvint alors qu’il avait accepté de prendre le thé avec la miko du lieu.
Miko qui se trouvait non loin, toujours avec son balai, en train de regarder un moine, élégamment aplati par terre.
Les hommes étaient-ils si maladroits pour ne faire que tomber ? ça en devenait lassant….

« Vous n’avez rien ? »

La question s’adressait aux deux personnes. La politesse eut valut qu’il aide le pauvre moine à se relever, mais Kenrô se sentait fatigué et n’avait nulle envie d’être poli. Tant pis si on ne lui pardonnait pas cet écart de conduite, des fautes bien plus lourdes pesaient sur sa conscience pour qu’il s’en préoccupe….

Tora ne montra aucun signe de compassion quand le moine s'étala à terre et elle essaya encore moins de le relever.
Quand Kenrô arriva, le moine se releva en jurant avant de la foudroyer du regard, ce à quoi elle répondit d'un haussement de sourcil. S'époussetant, il grommela dans sa barbe inexistante et finir par partir d'un air rageur.

"J'en réfèrerai à votre père, ça n'en restera pas là, croyez-moi!" Lança t'il à son attention avant d'entrer dans le temple.

"..."

Ignorant dès lors le moine, Tora se tourna vers l'onmyouji et lui sourit d'un air serein. Finalement, il était venu.

"Bon, allons le prendre ce thé!" Lança t'elle à l'homme en se dirigeant vers le bâtiment à son tour.

Une fois à l'intérieur, elle le convia à s'asseoir et alla chercher le matériel approprié à la cérémonie du thé dans la cuisine.
Quand elle revint, elle prépara le thé tel qu'on lui avait appris, ainsi qu'à ses sœurs, en tant que futures bonne maitresses de maison...

Le moins que l’on pouvait dire, c’était que la miko avait son caractère. Son futur mari n’allait pas pouvoir rigoler tous les jours, ça c’était sûr. Kenrô acquiesça lorsque la jeune femme lui rappela qu’ils avaient un thé à prendre, et la suivit. Il la regarda préparer la boisson selon le cérémonial, songeant à bien des choses. Qu’il était étrange de voir cette jeune fille débordante d’énergie se livrer sereinement au rituel du thé alors qu’elle avait été si …rebelle presque, quelques instants auparavant. Comme une pouliche fougueuse, secouant la tête en refusant le mors, et n’hésitant pas à ruer pour éloigner les importuns. Mais maintenant, l’animal redevenait calme, obéissant. La colère n’avait été que passagère et la nature douce reprenait le dessus.
Sae était ainsi une fois par mois, un jour sa colère avait été telle –alors qu’il ne se souvenait même plus de l’objet du litige, tout cela lui paraissait tellement loin- qu’elle l’avait griffé au visage.
A ce qu’il paraissait, cet état de fureur devenait semi permanent pour les femmes enceintes. En avait-il été de même pour les dames d’il y a vingt, trente ans ? La soumission semblait comme se perdre, peut-être était-ce ce que l’on appelait l’évolution ?

« Vous ferez certainement la joie de votre futur époux, Tora-Dono…. Si il ne meurt pas de terreur devant votre humeur néanmoins »

Pas une moquerie, juste un gentil mot en passant. Il n’avait plus le temps pour les railleries, tout se perdait tellement vite…

La miko resta sans voix en entendant ce qui semblait tenir lieu de compliment dans la bouche de l'exorciste... mais pour Tora, ces mots résonnaient comme la pire des insultes et ses lèvres se tordirent en un drôle de rictus qui tentait de ressembler à un sourire crispé. Comme un oisillon qui venait de tomber de son nid, le cœur de la jeune vie se mit à battre furieusement et le rouge lui monta aux joues, non pas de gêne mais de colère et de vexation. Les mains se crispèrent sur le hakama d'un geste discret, uniquement trahi par le froissement du tissu et Tora se releva.

Le mariage... un sujet sensible chez les jeunes filles, mais plus encore pour la prêtresse...

" Excusez-moi Kenrô-san... j'ai oublié mes responsabilités... j'ai... des choses à faire... passez une bonne soirée!"

Et avant que l'exorciste ne put répliquer quoi que ce soit ni même comprendre ce qui s'était passé, Tora s'était enfuie en courant vers l'extérieur. Elle courut sans s'arrêter jusqu'à ce qu'elle soit arrivée dans la bambouseraie. Là, elle s'effondra à genoux et cacha son visage entre ses mains pour pleurer sa frustration, sa colère mais aussi sa peur... pleurer à chaudes larmes; mais en silence.

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